La mort des grands. Arts, textes et rites (mondes ibériques, XIe-XVIIIe siècle)
La mort d’un prince, dès lors que dépendent de son autorité personnelle les décisions qui affectent le sort du royaume, est forcément un moment de fragilité du pouvoir et d’incertitude sur le sort des affaires en cours, depuis les grandes affaires de la paix et de la guerre jusqu’aux intérêts des particuliers suspendus au bon vouloir du souverain. Selon l’évolution des institutions et au gré de la conjoncture, suivant l’âge du prince et le caractère plus ou moins prévisible de sa disparition, la crise qu’entraîne cet événement est plus ou moins grave. Des créations symboliques, qu’elles s’expriment dans un cérémonial, dans les arts ou dans la littérature, tentent de pallier cette fragilité et de combler cette vacance. Ou même de les convertir en avantages en versant au profit des successeurs la mémoire du défunt, dont on célébrera et au besoin on inventera les succès, les vertus, les actions exemplaires, et dont on entourera les restes d’un respect religieux, ces restes et le lieu qui les abrite devenant le patrimoine symbolique du royaume ou de la dynastie.
Cet affairement autour du défunt princier emprunte les voies déjà frayées par les expériences antérieures. On associe, dans une chapelle, dans un panthéon, les tombeaux du défunt à celui de ses ancêtres. Avec une économie plus sordide, on récupère les tentures et les morceaux de catafalques utilisés lors de précédentes funérailles. On met à profit, dans les récits de sa vie et de sa mort, dans les chroniques et dans les sermons, des motifs déjà utilisés pour d’autres membres de sa famille, en soulignant ce qui, chez lui, confirme et consolide la manière de ses aïeux. On puise dans le répertoire de patrons architecturaux, d’artefacts allégoriques, de formes musicales, dans le vocabulaire décoratif, les techniques rhétoriques et l’outillage conceptuel qui ont déjà servi les princes de sa lignée ou d’autres personnages auxquels on veut le faire ressembler, héros de mythes et légendes généalogiques, rois goths ou empereurs romains. Sur le fond de cette continuité, des changements interviennent où l’on peut voir le simple enregistrement d’une évolution globale des idées, des institutions et des styles, ou le résultat d’une volonté d’innovation, voire de rupture.
À l’époque des Habsbourg et surtout à la suite des cérémonies sensationnelles dédiées au décès de Charles Quint dans différentes villes d’Espagne, d’Europe et d’Amérique, les obsèques solennelles des princes deviennent fait culturel majeur, par l’ampleur des moyens investis et par l’étendue des territoires dans lesquels se répand et se multiplie leur pratique. Autour d’un catafalque monumental, construction éphémère qui combine l’inspiration du baldaquin médiéval et les formes de l’art funéraire antique –mausolée d’Halicarnasse, pyramides et obélisques–, se déroulent des vêpres et des messes, et foisonnent les créations iconographiques et symboliques: sculptures et peintures, tableaux vivants, hiéroglyphes et d’autres expressions de l’art emblématique, poésies et sermons. Le tout est destiné à survivre dans un livre, le plus souvent imprimé, parfois orné d’illustrations et de gravures, qui regroupe le récit des préparatifs, la description minutieuse des architectures et des décorations, les hiéroglyphes accompagnés ou non de leurs images dessinées, peintes ou gravées, le texte des sermons et des poèmes. Ces sources sont répertoriées et il est de plus en plus de chercheurs qui y puisent, mais elles ont fait rarement l’objet d’une publication .
Les études consacrées aux obsèques des Habsbourg d’Espagne ont mis en évidence que ceux-ci ont eu la primauté en la matière et que leur façon grandiose de fêter leurs morts a été imitée par les autres maisons royales ou princières. La mise en place par Philippe II d’un cadre normatif légal fait se multiplier les actions locales, celles des villes en particulier, rendues obligatoires dans le principe et assez libres dans leur mise en œuvre. La monarchie engage les municipalités, les cathédrales, les ordres religieux, à financer et organiser les honneurs funèbres d’une personne royale ou princière, en leur laissant le choix des détails. Elle les met ainsi en concurrence et les force à se prévaloir auprès du souverain et des autres villes, églises ou ordres de leur célébration plus riche, plus belle, plus ingénieuse que celle des autres. L’existence de festivités du même type dans des localités proches, par exemple à Cordoue, à Jaén et à Écija, mais aussi dans de grands centres éloignés les uns des autres, à Naples, à Madrid et à Lima, contribue à faire exister la monarchie comme espace politique et identité imaginaire pour les artistes, les intellectuels et, en moindre mesure, pour l’ensemble des sujets.
L’ingéniosité employée dans ces créations n’est pas toujours aussi vaine que l’on pourrait le penser puisqu’il s’agit de fixer et de rehausser l’idée qu’on se fait d’un prince, en canalisant et contenant le mécontentement d’une partie de la population et le dégoût très répandu qui marque souvent les fins de règne. C’est en particulier le rôle des sermons, dont on voit, dans le cas de Philippe III par exemple, que tout en faisant l’éloge du mort, et même en s’inspirant de la pratique du panégyrique consulaire ou impérial d’époque romaine, ils se font l’écho des critiques qui circulent au sujet du roi mort et de son entourage, que ce soit pour les réfuter ou pour avertir le nouveau roi de ne pas donner prise aux mêmes critiques.
La rencontre scientifique qu’organise CLEA dans ses quatre composantes (Civilisation de l’Espagne médiévale, Civilisation de l’Espagne moderne, Littérature espagnole du Siècle d’Or, Civilisation d’Amérique coloniale) réunit des historiens, des historiens de l’art et des littéraires spécialistes de l’Espagne médiévale et de l’Amérique pour discuterles questions qui surgiront à partir des points évoqués. Or le sujet des funérailles royales a été traité lors de trois colloques tenus à Cracovie (2007), à Madrid (2008, Casa de Velázquez -Fundación Carlos de Amberes) et à Versailles (2009). Les organisateurs de ces rencontres considéraient ces honneurs funèbres à l’époque moderne uniquement et dans le but de comparer de ce point de vue les différentes cours européennes.
Parmi les enjeux scientifiques de notre colloque, la considération du phénomène exclusivement dans le monde hispanique, sur une longue période et à la fois en Espagne et en Amérique, permettra de mieux apercevoir les lignes de partage qui affectent les modes de légitimation des royautés médiévales et de la monarchie moderne, sans oublier les nombreuses formes de royautés ou seigneuries amérindiennes dans le monde colonial. Nous voudrions aussi observer, en analysant les pratiques funéraires, ce qu’il en est des appétits de grandeur des maisons nobles et d’individus exceptionnels. Les obsèques d’une duchesse de Lerma, d’un poète comme Lope de Vega ou d’un prédicateur comme Hortensio Félix Paravicino, peuvent être vues comme entreprises d’intronisation de leur défunt. On se demandera s’il ne s’agit pas de rehausser le mort et de grandir l’importance de ce qu’il représente, par un déploiement artistique, rhétorique et symbolique de même genre, bien que de moindre envergure, que celui en usage pour les morts de personnes royales.
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